Entretien avec Hugo Deverchère, premier lauréat du prix Atelier Martel – Jeune Création

 

Jeune Création et Atelier Martel se sont réunis en 2020 pour offrir un prix en partenariat à un jeune artiste exposant à l’édition 69 du salon. Ce prix offre une collaboration à deux degrés : une exposition de trois mois dans les locaux d’Atelier Martel ainsi qu’une collaboration artistique avec notre maîtrise d’œuvre dans le cadre d’un projet de construction. Très rapidement après la délibération du jury qui accordait à Hugo Deverchère le titre de premier lauréat du prix, le confinement a bousculé nos vies alors même que l’artiste entrait en résidence à Madrid.

L’entretien, réalisé dans un bâtiment mis à disposition de l’artiste, en attente d’une future transformation dont Atelier Martel assure la maîtrise d’œuvre, a été l’occasion de faire un tour d’horizon de l’univers de l’artiste, en guise de présentation. Cet « état des lieux » de son travail confiné a aussi permis de faire le point sur les propositions artistiques envisagées par Hugo Deverchère concernant sa collaboration à venir avec notre structure.

 

Atelier Martel : En tant qu’artiste émergent, dont les œuvres voyagent à travers le monde, comment se porte ton Art confiné ?

Hugo Deverchère : Au début ça a été très compliqué parce que j’étais en résidence à Madrid à la Casa Velázquez et que j’avais imaginé tout un projet qui nécessitait des collaborations avec des chercheurs et des laboratoires et tout s’est arrêté du jour au lendemain. J’ai dû complètement réenvisager le projet donc c’était une période très angoissante et stressante.

Quand il y a eu le confinement strict de mars mon projet, qui était à la fois basé sur des collaborations et sur différents voyages dans différents lieux d’Espagne, n’était plus possible. Heureusement pour moi, j’avais déjà fait beaucoup de repérage et donc assez de matière pour travailler. Pendant ce premier confinement, j’ai finalement fait 2 œuvres qui n’étaient pas du tout prévues à la base. Profiter du laboratoire photo inutilisé de la Casa Velázquez, s’est finalement trouvé être la seule chose que je puisse faire à ce moment précis.

Je suis donc parti de tout petits fragment de roche que j’avais précédemment récolté dans le Rio Tinto1, que j’ai photographié puis tiré en agrandissements géants de 5 mètres par 4 en utilisant une technique issue de l’astrophotographie. J’ai pris ces fragments en photo des milliers de fois (avec différentes focales, différentes mises en points, etc) puis j’ai recombiné ces milliers de prises de vues et le résultat, l’agrandissement, fonctionne finalement comme un microscope. D’un coup dans ces fragments de roche, on peut voyager et relever des détails qui n’étaient pas visibles à l’œil nu. Ça donné deux œuvres monumentales qui sont « Magnétites 1 » et « Magnétites 2 ».

 

Magnétites #01 vue de l’exposition, Artpress Biennale, MAMC+ Saint-Étienne, France, 2020.

 

AM : Tu as eu l’occasion de travailler des choses que tu n’aurais pas travaillées…

H.D : J’ai pris ça comme un défi. L’idée était : qu’est-ce que je peux faire avec ce que j’ai là, sous la main, immédiatement, et en même temps, comment je peux faire le maximum des outils que j’ai à disposition. C’est pour ça que j’ai décidé de faire des œuvres très grands formats puisque le labo et le matériel ne permettait que de faire des tirages de 40x40cm, il a fallu combiner 187 tirages.

Mais au-delà de la contrainte et de l’idée, ce recombiné de photographies raconte aussi l’histoire de l’œuvre (de ce processus de prises de vues) et l’idée de la fragmentation. Une des œuvres a été exposée au Musée D’Art Contemporain St-Étienne pour la Biennale Art Press et une à Avignon. J’ai été encore une fois rattrapé par le COVID et le confinement puisque ce sont des expositions qui ont été chacune ouverte uniquement quelques jours avant de refermer.
Maintenant, pour revenir à ta question du travail en confinement, j’ai la chance d’avoir actuellement une exposition dans une galerie (Alfortville), puisqu’elles sont actuellement ouvertes, j’ai donc pu travailler là-dessus et exposer. Autre chose de bizarre : je participe à beaucoup d’expositions mais pour lesquelles je sais qu’elles n’ouvriront jamais au public. Hier, par exemple, j’ai fait un montage : la pièce est installée, elle existe, elle va être prise en photo en vidéo mais ne va jamais être montrée au public, « en vrai ». L’exposition au CAC de la Traverse (à Alfortville) avec l’aquarium a commencé mi-janvier et se finira la semaine prochaine sans jamais avoir été ouverte au public. Je continue à participer à pleins de projets sans public mais c’est un peu étrange et c’est vrai que j’en ai un peu marre parce qu’on a besoin de retrouver un contact avec le public. Personnellement je ne travaille pas juste pour installer des œuvres et en faire de belles photos. Il y a un rapport à l’œuvre qui existe. Un tirage grand format qui existe en photo, c’est bien, mais tant qu’on n’est pas devant l’œuvre, on ne se rend pas compte de la dimension des choses. On perd. Ce n’est pas l’œuvre, ce n’est pas ça.

AM : Certaines de tes œuvres, entraîne pour le spectateur une remise en question, un doute sur de ce qui nous est donné à voir et nous font nous questionner sur le monde, celui qui nous est familier et celui que tu proposes. Cette pandémie mondiale et toutes les adaptations que connaît indirectement la Terre (redéfinition des rapports sociaux humains, de consommer la culture, attention à l’écologie) modifient-t-elles ton travail?

H.D : Cette pandémie effectivement me conforte dans des pistes de travail puisque ce que je cherche à apporter c’est une perspective, un point de vue sur le monde qui n’est pas une perspective humaine. L’idée d’observer le monde en dehors de nous, tel qu’il peut exister en dehors de notre regard. Du coup, cette pandémie qui nous touche directement, si on la remet en perspective hors de nous, elle n’existe pas. Le monde continue d’exister et d’évoluer. Moi ce qui m’importe dans mon travail c’est de toucher à des échelles de temps et d’espace qui nous dépasse complètement et finalement, cette pandémie, elle impacte énormément notre quotidien mais si on relativise tout ça et qu’on décale notre propre expérience, ce n’est rien. Ce n’est même pas un micro événement.

 

AM : Tes œuvres qui pouvaient sembler alarmer ou en tout cas amenaient à réfléchir sur l’écologie, la nature et l’urbanité, sont-elles passées de dystopiques à prémonitoires ? Quelles conséquences ont cette pandémie et cette nouvelle réflexion autour des questions environnementales pour et sur ton travail ?

 

H.D : On cherche toujours, c’est un sentiment humain, on regarde les choses par le prisme de notre humanité et de notre existence. Moi je m’intéresse justement à reconsidérer l’ordre des choses, en tout cas, c’est ce que je cherche à provoquer. C’est presque comme dans le film de mon projet Cosmorama : comment apparaît et s’organise le monde si on considère que le minéral est une matière vivante, qui a une mémoire… Ça ouvre des perspectives. La pandémie nous amène à nous poser des questions puisqu’elle nous met face à nos limites. Justement, à partir d’un simple virus, nous sommes des êtres extrêmement limités, notre organisation sociale et politique se base sur des choses complètement déconnectées de ce qu’est la nature et de notre environnement.

Hugo DEVERCHERE > « Cosmorama » from Le Fresnoy on Vimeo.

 

AM : La remise en question de la science dans notre société moderne (dans la pandémie sur le doute concernant le vaccin) a-t-elle une incidence dans ton utilisation de celle-ci ? As-tu la foi scientifique ?

H.D : Les sciences ce n’est pas la foi. Les théories complotistes me font sourire. Ce n’est pas quelque chose qui va m’intéresser plus que ça. Discuter de savoir si la Terre est ronde ou plate… il y a des choses qui sont pour moi tellement avérées et dont on peut d’ailleurs faire l’expérience nous-même, que je ne vois pas le but. Je n’ai pas la foi scientifique mais j’ai un intérêt scientifique. Elle m’intéresse parce que c’est un prisme, c’est une manière d’accéder au monde, de se le représenter. Certaines sciences m’intéressent plus particulièrement comme l’astronomie, la microbiologie parce qu’elles touchent à des échelles de temps et d’espace qui sont complètement étrangères à notre sphère perceptible. La science est un outil parmi d’autres mais au même titre que les sciences humaines et la philosophie.

 

AM : Qu’est-ce qui t’a amené à exposer à Jeune Création ? Comment as-tu connu ce salon ?

HD : Je suis allé voir plusieurs éditions, c’est très connu quand on démarre. Le salon est un des plus connus avec celui de Montrouge ; ce sont des événements très importants pour les jeunes artistes puisqu’ils sont très vus et très suivis. Le salon permet, si on est sélectionné, de se faire découvrir tout d’un coup et de faire connaître son travail à un public beaucoup plus important. La chance que j’ai eue, c’est de gagner le prix Martel qui permet derrière d’amener à encore d’autres projets.

 

La proposition d’Hugo Deverchère lors de la 69ème édition de Jeune Création

 

AM : Connaissais-tu le monde de l’architecture, celui de l’art dans l’architecture avant ce partenariat ? Quelles étaient et sont aujourd’hui tes affinités avec cette discipline ?

HD : Il faut savoir que j’ai une expérience dans le domaine puisque j’ai travaillé dans un studio d’architecte pendant deux ans. De par mon travail, je savais dessiner sur Autocad et comme à l’époque j’avais besoin d’argent et d’un travail, j’ai été embauché dans un studio en tant que dessinateur/projeteur. Je n’étais pas du tout familier avec l’architecture, avec ses enjeux et ses pratiques mais ça m’a permis de les découvrir.

 

AM : Est-ce qu’aujourd’hui ça réinjecte quelque chose dans ton travail ?

HD : C’est très excitant pour moi parce que ça me permet de confronter ma pratique à des échelles avec lesquelles je n’ai pas l’habitude de travailler ; des échelles à la fois d’espace mais aussi de temps. La temporalité des projets architecturaux ce n’est pas la temporalité des projets artistiques : en architecture les projets se déroulent sur des années. Il y a un côté excitant et très important pour moi mais c’est aussi très angoissant puisqu’il n’y a pas le droit à l’erreur. Il faut avoir conscience que la vie d’un bâtiment est à une échelle très longue et que des gens vont vivre avec ! C’est complètement un défi pour moi, ça m’intéresse et me stimule, autant que ça m’inquiète et me terrifie.

 

AM : Que penses-tu de ce prix en collaboration entre les deux structures ? Te semble-t-il aisé de passer de l’art à l’art privé, celui dans la construction ?

HD : Ce sont d’autres moyens de diffuser de l’art, de l’amener à toucher d’autres publics de façon tout à fait différente. Il y a une cohabitation qui va s’installer entre l’art et les usagers de cette architecture. Il y a deux rapports : un lien entre l’œuvre et le spectateur, pour les publics passant devant cette architecture, et un autre rapport qui lui est très différent et qui concerne les usagers qui vont vivre dans le bâtiment.

 

Hugo Deverchère et Stéphane Cachat lors de notre visite à l’atelier

 

AM : Peux-tu nous teaser, nous donner quelques indices sur l’œuvre que tu comptes livrer lors de ton exposition dans les locaux de l’Atelier Martel ?

HD : On en a beaucoup parlé avec Stéphane et je sais notre passion partagée pour les aquariums. L’idée est de proposer des pièces autour de structures qui mettent en jeu des aquariums avec des phénomènes de cristallisation à l’occasion d’un processus qui va durer un temps assez long et qui va se construire tout au long de l’exposition.

Là encore ce qui m’intéresse avec Atelier Martel c’est que c’est à la fois un lieu d’exposition avec des visiteurs mais aussi un espace de travail. Il y a donc aussi une cohabitation qui va se dérouler entre les œuvres et les usagers qui y travaillent. Les personnes qui sont là au quotidien vont pouvoir assister aussi à un processus différent de celui du spectateur, l’expérience de la métamorphose et la croissance des œuvres. C’est ce double rapport qui m’intéresse. Je ne sais pas encore comment exactement, mais je prends le pari d’imaginer l’Atelier Martel, son espace, comme une sorte d’aquarium, à l’intérieur duquel ces personnes vivent et travaillent.

 

AM : Comme se construit la collaboration Art-Architecture concernant l’art dans le bâti? Comment vous êtes-vous mis d’accord sur le bâtiment sur lequel tu vas collaborer ?

HD : Il y a quelque chose qui est différent dans ce projet, c’est ça, différent avec ce qui se fait déjà, qu’on a plus l’habitude de voir dans l’architecture de l’espace urbain. Il ne s’agit pas de ramener une œuvre dans un espace construit mais bien que l’œuvre fasse partie intégrante de l’architecture. Ça c’est la contrainte de base.

J’ai fait part à Stéphane de plusieurs idées et volontés. Notamment d’un travail qui pourra aboutir sur des formulations de béton dans lesquelles pourraient être ajoutées des composés chimiques, des substances qui feront évoluer le béton, lui apporteront des réactions.

Stéphane m’a d’abord proposé un premier projet qui utilisait ce matériau (à Annemasse) et qui pouvait s’y prêter. J’ai de mon côté identifié un projet qui était en train de démarrer pour eux dans la région transfrontalière entre Suisse, Allemagne et France dans le Haut-Rhin, en Alsace (Huningue). C’est une région que je trouve très intéressante. La collaboration Art-Architecture va sans douter évoluer entre ces deux projets.

 

Hugo Deverchère et Stéphane Cachat lors de notre visite à l’atelier

 

AM : Quelles sont tes journées type en résidence ?

HD : Il n’y a jamais de journée type, chaque jour est différent. Il n’y a pas de quotidien, pas d’horaire. Je fais parfois des journées très complètes mais parfois des plus décalées, de 15h à 3h du matin.

AM : Que penses-tu de ce mode de fonctionnement ?

HD : L’espace est de plus en plus rare et souvent inaccessible pour de jeunes artistes comme moi. Le prix du m² carré parisien en location est économiquement impossible surtout dans un espace comme celui-là. Que cette résidence permette à des artistes de pouvoir travailler, c’est forcément positif. L’inoccupation des locaux est un gâchis monumental.

AM : Que déplores-tu par rapport à ce lieu de résidence éphémère ?

HD : Absolument rien. Sauf sa condition éphémère en elle-même peut-être !

 

 

1 Rio Tinto : Fleuve du Sud Ouest de l’Espagne, la « Rivière Rouge » provient de la Sierra Morena en Andalousie. 
Le fleuve croise notamment une mine exploitée depuis l’Antiquité pour sa richesse de cuivre, argent, or et autres minéraux.